Audiences des Académiques pour la Paix du 14 février 2019

Yazar / Referans: 
Jérémie Roland, Conseil académique de l'Université Libre de Bruxelles
Tarih: 
14.04.2019

8h45. Un petit groupe de personnes se rassemble sur l’Esplanade dominée par l’imposant Palais de Justice d’Istanbul. On se salue, on discute des derniers événements émaillant les audiences presque quotidiennes des signataires de la pétition des Académiques pour la Paix. Ce mardi, une condamnation inédite a été prononcée : en plus des désormais habituels 15 mois de prison, une signataire de la pétition a été condamnée à rendre visite à la famille d’un militaire tué lors d’une attaque du PKK (Adal, 2019). La réaction de l’accusée résume le sentiment partagé par ses collègues signataires : « Je serais honorée de rendre visite [à cette famille], je suis contre toutes les morts. C’est dans ce but que j’ai signé la pétition. »

On discute également des initiatives prises par certains académiques limogés de leur université pour avoir signé la pétition. Privés de leur passeport et du droit d’occuper un emploi en Turquie autant dans le secteur public que privé, ils s’organisent en coopératives pour aller chercher des fonds à l’étranger et ainsi joindre les deux bouts tout en continuant leur travail scientifique.

9h. Une petite conférence de presse est improvisée sur l’Esplanade. Depuis la multiplication des audiences, il est difficile de rassembler beaucoup de monde à chaque fois. Nous nous contenterons donc d’une quinzaine de personnes, principalement des académiques signataires de la pétition venus pour soutenir leurs collègues, mais aussi un parlementaire issu du parti social-démocrate. La présence étrangère est limitée : une américaine préparant un documentaire sur les Académiques pour la Paix, et moi-même venu porter une motion du Conseil académique de l’ULB. On dévoile une banderole avec le texte « Barış talebi suç değildir, yargilanamaz ! » Je n’en apprendrai la signification que plus tard : « L’appel à la paix n’est pas un crime, il ne devrait pas être jugé ! ». Quelques personnes se relaient derrière un mégaphone. Au milieu d’une déclaration en turc, j’entends mon nom et on me souffle dans l’oreille que c’est à mon tour. Je lis la motion de l’ULB dans sa version française originale, qui est traduite en turc, paragraphe par paragraphe, par un collaborateur, ancien étudiant et docteur de l’ULB, aujourd’hui sur le banc des accusés pour avoir signé la pétition. Ma déclaration terminée, on applaudit, on me tape dans le dos, on me remercie pour ma présence et pour l’engagement soutenu de l’ULB. La conférence de presse n’a pas duré plus de 5 minutes. Le temps de prendre quelques photos on se dirige vers l’entrée du Palais de Justice.

9h10. Nous faisons la file pour passer le contrôle de sécurité à l’entrée du Palais de Justice. Je m’inquiète de notre retard, la première audience étant programmée à 9h. On me rassure en me disant que les audiences sont rarement à l’heure et je comprendrai plus tard à quel point je m’inquiétais pour rien. Nous prenons l’ascenseur vers les salles d’audience. Nous montons de 9 étages, pour redescendre deux étages par les escaliers. Un collègue m’explique que les étages des cours d’assises ne sont pas desservis par les ascenseurs pour mieux contrôler les mouvements des accusés qui y sont jugés. On me fait remarquer qu’il aurait été plus utile de mettre du grillage au balcon donnant sur le gigantesque atrium : des peines très lourdes sont parfois prononcées dans ces chambres d’audience, et un condamné à la prison à perpétuité aura plus de chances d’échapper à sa sentence en se jetant dans le vide du septième étage qu’en tentant une illusoire évasion par les ascenseurs.

9h15. Nous arrivons devant la salle d’audience qui est encore fermée, dans l’attente de l’arrivée des juges. Les collègues qui attendent leur audience relisent une dernière fois leur plaidoirie ou discutent avec leurs avocats. Même si le dossier d’accusation, épais de plusieurs centaines de pages, est essentiellement le même pour tous les accusés (seul le nom change), différents avocats ont différentes stratégies, qu’ils adaptent parfois également en fonction du juge. Il faut dire qu’en terme de faits concrets, ces dossiers sont assez vides, et contiennent de nombreuses contradictions, que les avocats de la défense ne manquent pas de mettre en avant. Il semble d’ailleurs que les juges eux-mêmes ne soient pas sûrs du crime commis par les personnes poursuivies : un jour ils sont condamnés pour propagande terroriste, un autre pour insulte à la nation turque. Parfois, le chef d’accusation change en séance. On m’explique que parallèlement aux audiences des Académiques pour la Paix, sont jugées dans ces mêmes salles d’audience des personnes accusées d’avoir participé à la tentative de coup d’état de juillet 2016. Ces personnes ont beaucoup de mal à trouver un avocat pour les défendre.

10h. Je rencontre le Consul de Belgique à Istanbul, venu pour assister aux audiences en tant qu’observateur. Il m’explique qu’avec d’autres représentations diplomatiques de pays européens, ils essayent d’assurer une présence régulière à ces procès. Je lui présente quelques collègues, ils s’échangent leurs cartes de visite.

11h. Nous sommes soudainement appelés vers la salle d’audience : les juges viennent d’arriver, avec deux heures de retard sur l’horaire prévu. Nous nous serrons dans cette petite salle d’audience qui ne contient qu’une vingtaine de sièges pour l’assistance. La salle est dominée par une estrade supportant le bureau où siègent 3 juges. Le procureur est assis sur la même estrade à leur gauche. Sur la droite, en contrebas, quelques chaises pour les avocats de la défense. Devant le bureau des juges, une greffière dactylographie les échanges. Face à eux, la barre où sont convoqués les accusés. D’habitude, ceux-ci sont appelés un à un au moment de leur audience, mais cette fois le juge présidant la séance leur demande à tous de venir s’asseoir à l’avant de la salle dès la première audience : je perds dès lors mon interprète, qui pensait pouvoir me traduire les audiences de ses collègues. Je reste à l’arrière avec le
Consul de Belgique, qui malheureusement ne maîtrise pas le turc non plus. Comme il me le fait remarquer, de toute façon nous sommes principalement là pour marquer notre présence.

11h10. La première accusée termine sa plaidoirie, elle semble rassurée. Le juge prend la parole, puis la donne à l’avocate de la défense qui commence à déclamer un long texte. En l’absence d’interprète, je n’en comprends que quelques mots : Akademisyen, terörist propagandası, demokrasi, ... Le juge intervient puis se retourne vers le procureur qui pose quelques questions à l’accusée. S’en suit une discussion animée entre le juge et l’avocate, le ton semble monter. J’apprendrai plus tard que l’avocate s’est plainte que le juge ne l’écoutait pas, qu’il lui coupait la parole et que cela l’empêchait de se concentrer. Il semblerait néanmoins que ce juge soit relativement respectueux de la défense. En effet, par contraste il est déjà arrivé qu’un juge menace un avocat de l’exclure de la chambre s’il ne se taisait pas. Ici, quelques minutes après ce vif échange je suis surpris de voir le juge éclater de rire, suivi par l’avocate, puis finalement une partie de l’assistance. Je ne saurai jamais ce qui a provoqué ce rire. Plus tard, le juge se fâche à nouveau car des gens parlent dans l’assistance. Il dit que c’est lui qui est dérangé et qu’on empêche de travailler. Les accusés se succèdent à la barre. Par moments, le juge semble lui-même lassé de ces audiences qui se ressemblent toutes, dictant sans grande conviction quelques éléments à la greffière, ou écoutant distraitement une plaidoirie. Chaque audience est conclue par l’impression du texte rédigé par la greffière.

11h45. Notre collègue, chercheur postdoctoral à l’ULB ayant perdu son poste en Turquie après avoir refusé de retirer son nom de la pétition, est appelé à la barre et commence sa plaidoirie. Après quelques brefs échanges avec le juge et le procureur, il retourne s’asseoir, l’air dubitatif. J’apprendrai plus tard que le juge l’a simplement convoqué à une nouvelle audience le 11 avril. Le Consul de Belgique s’excuse car il doit partir, étant attendu au consulat. Il regrette que l’important retard ne lui permette pas de rester jusqu’à l’audience de notre collègue diplômé de l’ULB, et me demande de le tenir au courant.

13h15. Les audiences se succèdent. Soudainement, après une intervention du juge principal, je vois toute l’assistance se lever. On m’explique qu’il faut sortir de la salle car les juges veulent discuter à huis clos. Bien que certains disent en plaisantant que cette délibération à huis clos n’est qu’une excuse pour que les juges puissent prendre leur déjeuner, on m’explique les circonstances. Une avocate professeure en droit, expliquant qu'elle se devait de donner l'exemple à ses étudiants, a utilisé un nouvel angle d'attaque, basé sur l'anti- constitutionnalité du chef d'accusation. Il semble que l'argument repose sur le constat qu'un tel chef d'accusation n'aurait jamais été jugé recevable pour de tels faits il y a à peine quelques années, et que le fait que ce soit le cas maintenant ne dépendait que de la conjoncture politique actuelle, ce qui démontre un manque d'indépendance de la justice.

13h45. Nous réintégrons la salle d’audience. Sans surprise, les juges sont arrivés à la conclusion que l’argument était irrecevable. Il est possible que l'avocate fasse appel devant une plus haute cour, mais ce serait pour le principe car il est peu probable que l’appel aboutisse. Les audiences reprennent. La stratégie de défense utilisée par les différents avocats varie mais certains éléments reviennent régulièrement, comme la vacuité et les contradictions dans les actes d’accusation, ou la référence à la liberté d’expression. Certains invoquent également des rapports d’ONG ou des Nations Unies sur les horreurs de la guerre dans le Sud-Est de la Turquie pour justifier la signature de la pétition.

14h. Nouvelle scène un peu cocasse : le juge entame une discussion avec une avocate puis semble confus. Il commence à fouiller dans ses dossiers, appelle son assistant à l’aide. On m’explique que l’avocate a demandé pourquoi le dossier de sa cliente est revenu à Istanbul alors qu’il avait été renvoyé dans une autre juridiction où elle réside. Le juge essaye donc de comprendre la situation qui semble lui échapper. On peut facilement imaginer que ce genre de cafouillage résulte de la démultiplication des audiences. En quittant le prétoire, l’avocate tend sa robe à un collègue qui l’enfile avant de prendre sa place. Il représente son client qui avait présenté sa plaidoirie lors d’une première audience et qui est aujourd’hui absent. L’avocat présente sa défense, assez classique, basée sur la liberté d’expression. Il donne des exemples historiques, remonte au procès de Socrate. Il insiste sur le devoir des juges envers l’histoire et demande l’acquittement. Celui-ci est refusé, les juges se rabattant sur la peine par défaut de 15 mois d’emprisonnement avec sursis. Ce sera la seule condamnation de la journée, tous les autres accusés étant simplement convoqués à une nouvelle audience (Pişkin, 2019). Parmi eux, notre collègue diplômé de l’ULB, qui est l’un des derniers à comparaître. Il ne plaide pas aujourd’hui car il n’a pas encore reçu son acte d’accusation, celui-ci ayant été envoyé à une ancienne adresse. L’huissier lui transmet donc son acte d’accusation sur place et le juge fixe sa prochaine au 11 avril. Son avocate demande néanmoins que son dossier soit transféré vers Ankara où il réside, ce qui permettrait de gagner du temps. Le juge étudiera cette demande. Finalement, la séance est levée vers 14h30.

Bibliographie
Adal, H. (2019, 02 12). 'Visiting A Martyr's Family' Obligation for Academic Sentenced to Prison. Retrieved 02 18, 2019, from Bianet: https://bianet.org/english/freedom-of- expression/205422-visiting-a-mar...

Pişkin, T. (2019, 02 14). Bir Akademisyene 1 Yıl 3 Ay Ertelemeli Hapis Cezası. Retrieved 02 18, 2019, from Barış İçin Akademisyenler: https://barisicinakademisyenler.net/node/1049

Pişkin, T. (2019, 02 14). Deferred Prison Sentence of 15 Months For One Academic. Retrieved 02 18, 2019, from Bianet: https://bianet.org/english/freedom-of-expression/205498- deferred-priso...